La lourde porte de bois sans âge s'ouvre. La lumière envahit la cellule. Une silhouette se détache en contre-jour. Giordano Bruno reconnaît immédiatement l'homme qui pénètre dans sa cellule. C'est Giulio Santoro, Cardinal de Santaseverina, l'Inquisiteur Suprême. Il avance lentement, dans sa robe pourpre éblouissante, son regard fixe posé sur le prisonnier, tel un rapace planant au dessus de sa proie. Bruno ne comprend pas ce qu'il fait ici. Il ne serait pas plus étonnant de voir le soleil descendre du ciel. Si il voulait interroger Bruno en l'absence du tribunal - ce qui serait déjà insolite - pourquoi ne l'a-t-il pas fait conduire à son bureau? Plutôt que de descendre dans cette geôle glaciale et crasseuse? L'oiseau de proie est suivi d'un moineau, un petit homme au crâne dégarni, avec des besicles. Le secrétaire du Cardinal?
Le rapace attaque sans plus attendre:
_Vous comptez vous moquer longtemps, comme ça, du tribunal?
_Votre Excellence, je ne comprend pas... - commence le prisonnier, fort respectueusement.
_Vous comprenez très bien, Bruno. Vous ne manquez pas d'air, c'est vous qui êtes enchaîné et c'est vous qui nous narguez. Si il ne tenait qu'à moi, on vous aurait brûlé depuis sept ans.
Cette fois ci, c'est bien vrai. Bruno ne comprend pas. Si il ne tient pas qu'à lui, à qui d'autre, alors? Il y a longtemps qu'il s'interroge. Pourquoi Rome a-t-elle réclamé son extradition? Et une fois qu'elle l'a si difficilement obtenue pourquoi ne l'a-t-elle pas, comme il s'y était attendu, condamné aux bûches ou aux barreaux dans les quinze jours? Deux ans de procès, bon. Admettons. Et puis voila que, quand il ne manquait plus que le verdict, on l'oubliait complètement, pendant encore trois ans. Puis on l'exhortait à abjurer. Il refusait et... on l'oubliait encore pendant deux ans. Ce n'était que depuis le début de l'année, qu'on s'occupait sérieusement de son cas. Sérieusement mais guère efficacement, puisque, Santoro avait raison évidement, il se moquait gaiement du tribunal. Un coup, je me rétracte, un coup je ne me rétracte plus. On peut danser longtemps comme ça. Mais, à en croire ses derniers mots, l'Inquisiteur Suprême ne serait pas à l'origine de tous ces temps morts. Il y aurait même été opposé?! Le Cardinal poursuit:
_Le 18 Janvier, on vous a soumis huit propositions à abjurer dans les six jours. Le 25 vous répondez que vous êtes d'accord pour abjurer, mais à condition que le Pape définisse les huit propositions comme hérétique ex nunc. Cela aurait voulu dire que vous reconnaissiez votre erreur, mais à partir de maintenant seulement. Comme si il s'agissait de petits détails que le Pape venait de fixer, comme ça, en passant. La virginité de Marie! la création par Dieu de l'univers! - Bruno doit se retenir pour ne pas sourire. En effet, il n'est pas mécontent de ce coup là. - Comme, dix jours plus tard, on vous répond, évidement, qu'il n'en est pas question, vous acceptez le 15 Février d'abjurer sans conditions. Pour mieux nous faire savoir, le 5 Avril, que vous nourrissez encore des doutes sur certains points de détails, relatifs à deux des huit propositions. Enfin, le 10 Septembre, on obtient la promesse d'une rétractation pleine et entière sur toutes vos thèse. Et le jour où on vous présente le document à signer, vous refusez tout net et prétendez revoir chaque question, point par point.
_C'est que, Votre Excellence, ce ne sont point là matières à considérer à la légère.
_HAAAAAAA! - la rage de l'Inquisiteur Suprême est telle qu'il ne parvient pas à l'exprimer avec des mots.
_Cela suffit.
C'est le moineau qui a parlé! Et le Cardinal s'incline! Bruno n'en revient pas.
_Laissez nous. |