Pourquoi ont ils brûlé
Giordano Bruno?

Giordano Bruno est né à Nola en 1548. Si l'on se souvient de lui comme d'un disciple de Copernic, en parfait esprit de la renaissance, il a touché à tout. Auteur de pièces de théâtre, inventeur de la mnémotechnique, philosophe, il a aussi formulé, dix neuf ans avant Galilée, le principe d'inertie, plus grande découverte de son époque. Si l' héliocentrisme a bouleversé les esprits, il n'a guère eu d'applications pratiques, tandis que le principe d'inertie, moins spectaculaire, ouvrait la porte à toute la science moderne. La raison pour la quelle on l'attribue à Galilée, c'est que ce dernier l'appuya sur des considérations expérimentales. L'ironie, c'est que les expériences de Galilée, on le sait aujourd'hui, étaient "bidon". Leur précision excédait largement les possibilités des instruments dont il disposait.


Mais Bruno fut avant tout un philosophe d'une rare audace. Le monde dans le quel il était né, créé par un Dieu de bonté, abritait la seule planète habitée, immobile bien au centre d'un ciel fini et étroit, simple succursale du paradis, régie déjà par la divine providence. L'univers pour le quel, il est mort, dans le silence éternel d'un espace infini abandonnait à un destin aveugle une infinité de mondes, incréés, sans cesse en mouvement, peuplés d' une infinités de civilisations extraterrestres et d'une infinité d'âmes sans espoir de salut.



Galilée
Pourquoi ont ils brûlé Bruno et non Galilée? Pourquoi l'église s'est elle excusée, avec cinq siècle de retard, d'avoir intimidé Galilée mais n'a-t-elle jamais regretté d'avoir brûlé Bruno? Derrière une analogie superficielle, leurs cas sont complètement différents. Avant tout, Galilée, comme Copernic sont des savants, on dirait aujourd'hui des scientifiques. Ils ne se préoccupent pas de religion et si leurs découvertes peuvent contredire les convictions des représentants de l'église, ça n'est pas à dessin. Bruno, durant son procès, prétendra être dans le même cas. Mais ce n'est qu'un adroit système de défense. Giordano Bruno n'a jamais été un homme de science. Parmi les thèses qu'on lui reproche, la réincarnation, la non-création du monde et la non virginité de Marie préoccupent certainement beaucoup plus ses accusateurs que les mouvements respectifs de la Terre et du soleil. C'est un prêtre défroqué, anarchiste avant l'heure, dégoutté de la religion et ennemi déclaré du christianisme, à travers le quel il perçoit hypocrisie, exploitation des masses, obscurantisme et persécution. Si ses ennemis finiront par lui donner raison, au moins sur ce dernier point, il y mettra du sien.
Car, c'est la seconde différence avec Galilée et les siens. Ils sont roseaux, il est chêne. Galilée, qui s'était déjà montré plus futé pour soutenir le principe d'inertie, a bien compris que "Et pourtant, elle tourne." est une phrase qui ne se prononce qu'à voix basse. Bruno pendant sept ans, de 1593 jusqu'à la fin que l'on sait, va jouer avec ses tortionnaires un incroyable jeu de chat et de la souris. Il se rétracte... mais pas tout à fait. Il n'a jamais voulu dire que... mais il maintient que... Il abjure tout, mais à condition que le Pape lui donne raison! Un jour, il n'a plus pour sortir qu'à signer une déclaration dont il a négocié chaque virgule et, tout à coup, un doute lui vient sur tel point de détail. Pendant tout ce temps, il est affamé, torturé et on a l'impression que c'est lui qui mène la danse. Il use ses bourreaux, il excède l'Inquisiteur Suprême, le Cardinal de Santaseverina, il tue à la tâche ses tortionnaires.


NEANMOINS, TOUT N'EST PAS CLAIR DANS L'AFFAIRE BRUNO. Au départ, c'est un banal litige entre le philosophe et son logeur, une simple affaire de loyer impayé, en somme. Mais Mocenigo, le propriétaire, qui sait que Bruno a déjà eu affaire aux tribunaux de l'inquisition et qui semble en avoir entendu des vertes et des pas mures sur le Pape, la Vierge et tutti quanti, dans la bouche de son locataire, plutôt que de lui faire un procès le dénonce à l'inquisition vénitienne. Le procès s'ouvre le 26 Mai 1592. Bruno, avec plus d'adresse que de sincérité, plaide la recherche purement scientifique indépendante des questions de foi. Il y ajoute le plus profond repentir, qu'il réussit à jouer sans renier un mot de ce qu'il avait dit. Et il fait un triomphe. C'est tout juste si les juges ne l'embrassent pas. Après chaque procès, l'inquisiteur de Venise envoie à son collègue de Rome un compte rendu. Pure formalité, la justice vénitienne est indépendante. Rome est avisée, pour ainsi dire, par politesse. Le 12 Septembre, la dernière farce de Giordano Bruno prend une tournure macabre. Pour la première et seule fois dans l'Histoire, Rome remet en cause un verdict vénitien, en réclamant l'extradition de l'accusé. Pourquoi?


Qu'est ce qui justifie un tel souci de Rome pour une affaire issue d'une querelle d'épiciers? A l'époque Bruno n'a pas le prestige d'un Galilée, c'est l'église qui va faire sa renommée. Il est accusé d'avoir publié des livres que la censure a laissé passer et tenu en privé des propos dont il se repent bien volontiers. Il n'y a pas de quoi justifier un incident diplomatique. Pourtant, c'est bien devenu une affaire d'état. C'est le Cardinal de Santaseverina qui réclame l'extradition de l'impertinent. Et quand il est débouté, loin de faire machine arrière, Rome oppose à Venise un personnage plus haut placé. Plus haut que l' Inquisiteur Suprême? C'est le Pape qui réclame à présent Bruno. Et il envoie à Venise rien de moins que le nonce apostolique, Ludovico Taverna, en personne. Le 22 décembre, Taverna soutient la requête papale devant le Collège vénitien. L'extradition n'étant pas juridiquement fondée, il ment sur le passé judiciaire de Bruno. Il remporte le bras de fer et le 9 Janvier, une galère emporte Giordano Bruno vers son destin.


A Rome, les bizarreries continuent. Après le zèle dont il a été fait preuve pour récupérer l'ennemi publique, on s'attendrait à une fin expéditive. Le bûcher dans les quinze jours, c'était dans l'ordre du temps. Hé bien non. Il y aura d'abord deux ans de procès. Admettons. Et puis voila que, quand il ne manque plus que le verdict, on oublie complètement le prévenu, pendant encore trois ans. Puis on l'exhorte à abjurer. Et commence cette longue comédie, voir plus haut, où Bruno brûle les planches, dans tous les sens du terme, et dont le dernier acte est donné en publique, le 16 Février de l'an de grâce 1600.

Une dernière chose. La légendaire réplique de Giordano Bruno à ses juges: Vous avez plus peur que moi. n'a pas été lancée du haut du bûcher mais au tribunal. Sur le bûcher, il n'a rien dit du tout. Pour la bonne raison qu'on lui avait coupé la langue. Selon certaines sources ont l'aurait simplement bâillonné. Quoi qu'il en soit, on était bien pressé de le réduire au silence. On justifie cela par les injures qu'il aurait lancé à ses juges. Voila qui est tout de même étrange, alors que l'église, comme plus tard les procureurs staliniens, s'efforçait toujours d'assurer son triomphe par la contrition publique des condamnés bien plus que par leur exécution. Quand on pense aux efforts déployés durant huit ans pour obtenir cette contrition de Bruno!

Oublions les livres d'Histoire. Dans mon roman, Le onzième manuscrit , j'explique toutes les bizarreries du cas Bruno. Mais j'ai bien peur que l'explication ne soit encore plus bizarre que le mystère qu'elle résout.

Page et texte © G. Courtial, reproduction interdite. Illustration Galilée par Sustermans, Musée des Offices, Florence.