La Bibliothèque d'Alexandrie


Imaginez vous au quatrième siècle avant Jésus Christ. J'ignore combien vous possédez de livres au XXIème siècle, mais à l'époque, vous n'en n'auriez probablement eu aucun. D'abord parce que seule une toute petite élite jouissait du privilège de savoir lire. Ensuite parce que, quelque soit votre profession et à supposer qu'il en existait un équivalent à l'époque, le salaire de toute votre vie ne vous aurait pas suffi pour acheter un livre. L'imprimerie n'étant pas connue, les livres n'existaient qu'en deux ou trois exemplaires, la plupart même en un seul. Ce n'étaient d'ailleurs pas des livres au sens actuel du terme mais des rouleaux. On les déroulait au fur et à mesure de la lecture. Ils n'étaient même pas faits de papier, mais d'une substance que les alexandrins fabriquaient à partir d'un roseau, suivant une recette dont ils gardaient jalousement le secret, le papyrus.

La ville fondée par Alexandre le Grand et gouvernée depuis sa mort par Ptolémée Ier n'était pas seulement la capitale de l'Egypte, mais avec Athènes, l'un des centres de rayonnement culturel du monde. Pour accroître encore sa grandeur Ptolémée lança un projet démesuré, l'équivalent pour l'époque de ce que fut la course à la Lune pour le XXème siècle: réunir dans un même bâtiment TOUS LES LIVRES DU MONDE.

Pour assurer la réalisation de ce projet titanesque, le souverain s'assura la collaboration d'un certain Aristote, ça vous dit quelque chose? L'état investit durant plusieurs siècles des fortunes incalculables. Des émissaires étaient envoyés aux quatre coins du monde. Ils étaient reçus par les rois, les sages, les chefs religieux. Ils achetaient à n'importe quel prix tous les livres qu'ils trouvaient. Tous les livres du monde? Ils y réussirent presque. 490000 rouleaux furent thésaurisés. Encore certains contenaient ils plusieurs textes écrits à la suite. On a estimé que sept cents mille ouvrages avaient dû être réunis. Cela représente des dizaines de fois ce que l'on peut trouver dans la bibliothèque municipale de la plupart des grandes villes d'aujourd'hui.
Aristote.


A peine arrivé chaque ouvrage était traduit en grec, la langue savante de l'époque, résumé, analysé, catalogué, répertorié. Des sages, tel Callimaque, ont consacré leur vie à constituer des catalogues partiels, qui occupent eux même plusieurs rouleaux chacun. Pour toutes ces tâches colossales, égyptiens, grecs, hébreux, perses, les plus grands esprits du monde étaient réunis dans la bibliothèque. C'était l'équivalent de ce que serait la plus grande université actuelle... si il n'y avait qu'une seule université au monde. Les savants de la Grande Bibliothèque étaient payés royalement, nourris, logés, blanchis. On peut imaginer que certains ont passé des années sans faire un pas en dehors de la bibliothèque. Aucun ministre de la culture actuel ne saurait être comparé au bibliothécaire d'Alexandrie. Cette fonction était, après celle du roi, la plus prestigieuse et l'une des plus importantes, dans le pays lui même le plus important de l'époque. Zénodote, l'exégète d'Homère, Erastothène, qui calcula le diamètre de la Terre avec précision et sans erreur en mesurant l' ombre de deux bâtons, Aristophane , auteur du lexique, ancêtre de nos dictionnaires, occupèrent le poste de bibliothécaire.

La Bibliothèque a influé sur le cours de l'histoire. Il a fallu faire venir des hébreux pour traduire la Torah et découvrir à cette occasion la coexistence pacifique. A la suite de cette traduction, Ptolémée II a relâché plus de cent mille hébreux, pour cet étrange motif qu' on " ne pouvait pas les garder en prison maintenant qu'on avait traduit leurs livres ". Et les relations diplomatiques ont été renouées avec Jérusalem.


Son succès suscita une rivale à Alexandrie, Pergame, capitale du royaume du même nom, situé à la place actuelle de la Turquie, accueillit la deuxième Grande Bibliothèque. La course au livre n'en devint que plus frénétique. Pour contrer leur concurrent, les alexandrins décrétèrent l'embargo sur le papyrus. Une erreur qui leur coûta cher. Ils perdirent le fabuleux monopole du papier. Pour contrer la pénurie, les habitants de Pergame inventèrent un support à base de peaux de bêtes, le parchemin.

En 47 avant JC, une guerre de succession déchira Alexandrie, opposant les légions de César, l'allié de Cléopatre, aux troupes d' Achillas. Pour éviter que son ennemi ne s'en emparât, César fit mettre le feu à la flotte de Ptolémée. Un vent traître porta l'incendie à la ville elle même et jusqu'à la Bibliothèque. Et tout le savoir du monde fut réduit en cendres en l'espace de quelques heures. Rappelons que la plupart des livres n'existaient qu'en un seul exemplaire. Combien de poètes, de philosophes, de savants disparurent ce jour là? Combien de découvertes, d'hypothèses, de doctrines religieuses, de vérités et d'erreurs rayées à jamais de la mémoire humaine?


Et si pourtant...? Et si certaines avaient été sauvées? Imaginons que onze manuscrits aient échappé au désastre. Pas n'importe les quels, évidemment. Celui qui a sauvé ces onze livres a sacrifié sa vie pour cela. Il aura choisi, on s'en doute, les plus précieux, les plus extraordinaires. C'est du moins le point de départ de mon roman Le onzième manuscrit. Vous y retrouverez la Grande Bibliothèque, sa rivale de Pergame et bien d'autres figures historiques, célèbres ou inconnues, souvent inattendues, en suivant, à travers les siècles, l'étonnant destin de chacun des onze manuscrits.

Page et texte © G. Courtial, reproduction interdite. Buste d'Aristote, musée des Thermes Rome.