EXTRAIT DE
"LE CHAT DE SCHRÖDINGER ET LES VOYAGEURS INAPERÇUS"

Roman de Gérard Courtial

disponible en téléchargement.
© G.Courtial. Reproduction même partielle strictement interdite.

L'agent de renseignements américain Frank Gallen enquête sur le dessinateur de comics décédé Ted Carter, créateur, entre autres, du super-héros Nowhere Man. Dans cet extrait, un vieil ennemi de Gallen, sans rapport avec l'affaire Carter, s'apprête à lui régler son compte.

Cinq minutes après celui de Billy, un nouveau coup de sonnette vrillait l'appartement. Monsieur Gallen était bien en avance tout de même, en fin de compte. Masson ouvrit. Un poing jaillit. Assommé.
Mike Buller entra tranquillement et referma la porte. Il déposa par terre, près de sa victime, le sac qu'il avait porté en bandoulière. Il en sortit un rouleau de cordelette, un couteau de chasseur, à bague de sûreté, une petite balle en caoutchouc et un foulard. Il retourna Masson, lui joignit les mains dans le dos et les lia fermement, avec la cordelette.

_ Hé! - protesta le prisonnier revenu à lui.
Avec le couteau, il trancha l'excédent de cordelette. Il retourna à nouveau Masson, lui fit ouvrir la bouche en lui pinçant le nez et y plaça la balle, après quoi, il roula le foulard comme une tresse et lui attacha autour du bas du visage, sur la bouche. Il serra énergiquement. Puis il ramassa les lunettes de sa victime et les lui remit sur le nez. Il alla ouvrir la porte du placard. Son contenu, un aspirateur, un balai et une pelle, un carton sur une étagère, laissait beaucoup de place libre. Il y traîna le dessinateur et l'installa, assis contre le mur, les jambes repliées.
_ Pas de bruit. - exigea-t-il, en enfonçant légèrement la pointe de son couteau sur la gorge du prisonnier. - Parce que tu te tiens tranquille ou parce que t'es mort. Moi, j'm'en fous.

La porte était munie, même à l'intérieur, d'une poignée. Il retira le clou qui la maintenait à son axe, puis la poignée elle même et remit le clou de façon que le mécanisme continua de fonctionner, côté extérieur. Il referma la porte et rangea la poignée retirée dans son sac. Il sortit de celui ci un pistolet muni d'un silencieux. Il consulta sa montre. L'ensemble de ces opérations, exécuté avec minutie et nonchalance à la fois, presque avec lenteur, n'avait pourtant pris que deux minutes et dix-neuf secondes. Il alla chercher une chaise dans le salon et s'installa, face à la porte, une jambe repliée sur le genou de l'autre, les bras croisés, le pistolet toujours à la main

A l'insu de l'ex agent du Secret Service, par la porte, à peine entrebâillée, de la cuisine, un jeune oeil avait assisté à toute la scène. A genoux derrière la porte, un pot de pâte à tartiner à la noisette dans une main, un couteau de table à bout rond dans l'autre, Billy restait figé comme une statue, contemplant, désemparé, le dos et la nuque de l'inconnu qui avait envahi sa maison.

A quatorze heures, trente minutes, zéro seconde, pour la troisième fois de l'après-midi, la sonnette retentit. Billy vit l'homme se lever et avancer jusqu'à soixante centimètres de la porte. Il se tourna de profil, de façon à avoir la porte sur sa gauche, les jambes légèrement écartées, le bras droit replié tenant le pistolet braqué devant lui, un peu vers la gauche et légèrement vers le haut. Il tendit l'autre bras vers la poignée et ouvrit la porte, en même temps qu'il se tourna vers la gauche. Monsieur Gallen se retrouva avec l'arme pointée sur sa poitrine, juste à peine trop loin pour qu'il en eût touché le canon s'il avait tendu le bras.
_ Comment ça va, Frank?
_ Très bien, merci, Mike. - répondit Monsieur Gallen, comme s'il arrivait dans une réception mondaine, pourtant il était vraiment surpris, ça s'était vu pendant un millième de seconde.
_ Je t'en prie. - lui dit l'inconnu, en l'invitant à entrer par une légère oscillation de son arme. - Tu n'as pas changé, dis donc. Tu t'es fait mal aux mains, je vois, mais tu n'as pas pris une ride. Moi, si, hein?
_ Un petit peu. - concéda Monsieur Gallen, toujours avec la même mondanité.
_ Hé oui, qu'est-ce que tu veux? Oh, ce n'est pas la prison. Six semaines, qu'est-ce que c'est? C'est le divorce et puis le chômage et puis l'alcool. Parce qu'on boit, tu vois. On a rien d'autre à faire, alors on boit, tu comprends.
_ Tu m'as retrouvé comment?
_ Oh, par hasard. Je t'ai vu sortir de cet immeuble, il y a quelque temps. Alors, il paraît que tu t'intéresses à la BD, maintenant?
_ C'est quoi, le programme?
_ T'es pressé? Qu'est-ce que tu veux que ce soit, le programme?
Il pressa légèrement sur la gâchette de son arme, le chien se releva avec un déclic menaçant. Comprenant ce qui allait se passer, Billy frappé d'horreur laissa échapper le pot de pâte de noisette, qui se fracassa sur le carrelage.

Gallen avait pensé: C'est un professionnel. Si je lui fonce dessus je vais prendre une balle, c'est inévitable. Mais pas forcément une balle mortelle. Si je ne fais rien, je vais prendre une balle aussi et forcément une balle mortelle. Par pure chance, au centième de seconde précis où il prenait appui sur ses talons pour bondir, un bruit de verre brisé retentit derrière Buller et le tueur tourna la tête. Gallen se jeta sur lui. Un coup de feu partit mais l'assaillant ne fut pas touché. Il emporta Buller dans son élan. Les deux hommes, enlacés, s'engouffrèrent dans la cuisine, la porte battant violemment contre le mur sur leur passage. Billy n'eut que le temps de s'écarter. Les belligérants terminèrent leur course contre la table, la renversant et chutant avec elle. Gallen avait saisi le poignet de la main armée de son adversaire mais, de son autre main, celui ci ramassa une bouteille de vinaigre, tombée par terre avec la table. Il frappa Gallen à la tempe, avec une telle violence que la bouteille éclata. Gallen hurla et porta les deux mains à ses yeux.
Il avait fermé les yeux un peu trop tard. Un peu de vinaigre y avait pénétré et le brûlait atrocement. Par delà la douleur, il fut vaguement conscient d'entendre à nouveau le déclic du chien se relevant. Je vais mourir.

Mais il ne mourut pas. Il entendit Buller laisser échapper un cri de surprise, de stupéfaction même. Presque en même temps, le bruit feutré d'un nouveau coup de feu, amorti par le silencieux, fusa, tout près, mais il ne ressentit aucune blessure. Toujours en même temps, ou à peu près, claqua le son d'un poing qui percute le visage ou le corps de quelqu'un. Au milieu de bruits de mouvement désordonné, deux nouveaux coups partirent, qui ne l'atteignirent pas plus.
_ Bordel!? T'es quoi toi? - avait hurlé Buller.
Il y eut le bruit d'un corps heurtant des meubles qui se renversaient avec fracas. Une multitude d'objets en verre, ou en céramique, qui éclataient. A l'étage au dessus, on cria "Qu'est-ce qui se passe, en bas?". Au milieu de tout cela, avait résonné le son d'un objet métallique et lourd, heurtant le carrelage. Ce ne pouvait être que le pistolet. La voix de Buller, déformée par une terreur sans nom, hurla.
_ Me touche pas!
Un nouveau fracas fut percé par un bref cri d'agonie. Des coups furent frappés à la porte du couloir. "Monsieur Masson? Tout va bien?" Le silence se fit dans la pièce. Seuls les coups à la porte y parvenaient, par intermittence, depuis le couloir. "Monsieur Masson?"
. _ Billy. - appela Gallen. - Tu es là?
_ Oui, M'sieur Gallen.
_ Qu'est-ce qui c'est passé?
_ Y a Nowhere Man qui est apparu. Il a assommé le méchant. Je crois qu'il est mort.
_ Qui a fait ça? Qui êtes-vous?
_ Il est plus là, M'sieur Gallen. Il a disparu, comme dans ses bandes dessinées.
Une sirène de police perça le lointain, se rapprochant rapidement.
_ Qu'est-ce que tu racontes, Billy? Qu'est-ce qui c'est réellement passé?
_ C'est la vérité, M'sieur. Tenez. - Il sentit que l'enfant lui avait mis dans la main un chiffon mouillé. - Pour vos yeux.
_ Merci.
Il s'essuya les yeux. Contrairement à ce qu'il avait craint un moment, il n'était pas aveugle. Il ne distinguait rien de précis, mais il voyait la lumière.
_ Qu'est-ce qui s'est réellement passé, Billy?
Nouveaux coups, sur la porte, plus forts, indéfinissablement autoritaires.
_ Ouvrez. Police.
_ J'vais leur ouvrir, hein, M'sieur Gallen.
Sans attente de réponse, les pas légers de Billy s'éloignèrent.
_ J'arrive. Je vous ouvre.

Le mécanisme de la poignée de porte joua discrètement et de nouvelles voix résonnèrent.
_ Oh, le carnage!
_ Qu'est-ce qui s'est passé ici, petit?
_ Il y a quelqu'un d'autre?
_ Le méchant, celui là, là, est venu et il a assommé Jean Luc et il l'a attaché dans le placard.
_ Quel placard? Celui là?
Bruit de porte à nouveau.
_ Faites voir vos yeux. - demanda l'une des voix tout près de Gallen. Et des doigts soulevèrent doucement ses paupières.
_ Merci. - dit la voix de Masson, de plus loin.
_ Après le méchant a voulu tuer Monsieur Gallen, avec son pistolet. - continuait Billy.
_ Qu'est-ce que vous avez eu aux yeux?
_ J'ai été aspergé de quelque chose.
_ C'était du vinaigre. - précisa Billy. - C'était pendant qu'il se battait avec le méchant.
_ Il n'y a personne d'autre dans l'appartement? - demandait une voix lointaine.
_ Je ne sais pas. - répondait Jean Luc.
_ Non. Y a plus personne. - assura Billy.
_ Je vais quand même regarder. Restez ici, tout le monde. Vous, là, appelez une ambulance. Dites qu'il y a quelqu'un de blessé aux yeux. Tu me couvres, Bob?
_ J'arrive. - lança la voix qui s'était inquiété des yeux de Gallen.
_ Ça va, Monsieur Gallen? - compatit Masson, plus proche, à présent. - Le voisin appelle une ambulance.
_ Ça ira, oui.
_ En tout cas, vous l'avez pas raté.
_ Ce n'est pas moi. Je ne sais pas ce qui s'est passé.
_ C'est Nowhere Man. - insista Billy. - C'est lui qui a assommé le méchant.
_ Il est pas assommé, Billy. Il est mort. - rectifia Jean Luc. - Qu'est-ce qui s'est passé?
_ Le méchant et Monsieur Gallen se sont battus. Et il a cassé la bouteille de vinaigre dans les yeux de Monsieur Gallen. Et il l'a visé avec son pistolet. Et le bras de Nowhere Man est apparu. Juste son bras, dans les airs, au milieu de la cuisine. Et il a donné un coup de poing au méchant. Alors, le...
_ Qu'est-ce que c'est que cette histoire? - l'interrompit, d'un ton sévère, le policier qui ne s'appelait pas Bob.
_ Je vais ouvrir ma veste et prendre mon portefeuille. - dit Gallen et il le fit. - Je suis fonctionnaire fédéral. Dans mon portefeuille vous trouverez un document qui me donne autorité sur toutes les forces de police. - Il tendit son portefeuille et sentit qu'on le lui prenait. - Cette affaire concerne la sécurité nationale. L'enquête sera assurée par le service approprié.
_ Dites donc, il y a mort d'homme, je vous signale. - protesta le policier sur un ton extrêmement courroucé.
_ On va vous le confirmer. - reprit Gallen tout en sortant son téléphone portable. Il composa un numéro à tâtons. - Vous êtes de quel commissariat?
_ Jusqu'à preuve du contraire, fonctionnaire fédéral ou pas,...
_ Quel commissariat?
Le policier, sur un ton ou se mêlait la colère et, malgré tout, une vague pointe d'intimidation, lui indiqua son commissariat. C'était celui du quartier.
_Allô? - se manifesta une voix masculine, au bout du fil.
_ Frank Gallen. - se nomma-t-il. - Passez moi le Général, immédiatement. Priorité absolue. Il y eut dix secondes de silence puis la voix du général demanda:
_ Que se passe-t-il Gallen?
_ Je suis chez Masson, en compagnie de policiers qui mettent en doute mon autorité. Pourriez vous faire appeler le commissariat du quartier par qui de droit, Monsieur? Rappelez moi, deux ou trois minutes plus tard, je vous donnerai plus d'informations.
_ C'est bien. - Et le général raccrocha.
_ Qu'est-ce que c'est que cette comédie? - demanda le policier.

Une ambulance, dont on entendait la sirène depuis une minute, s'arrêta devant l'immeuble. Un instant plus tard, on frappait à la porte.
_ Entrez. - invita, Bob, l'autre policier.
Les pas de deux hommes approchèrent.
_ Qu'est-ce que vous avez eu, aux yeux, Monsieur?
_ J'ai été aspergé par du vinaigre.
_ Ouvrez les yeux, s'il vous plaît. ... Il y a moins de dégât qu'on aurait pu le craindre. Combien j'ai de doigts?
_ Celui là, il est mort. - diagnostiqua une autre voix.
_ Trois? - répondit Gallen.
_ Et maintenant?
_ Un, je crois.
_ On va vous hospitaliser, pour ce soir, mais vous n'avez rien de trop grave. Demain, il n'y paraîtra plus. Votre tempe, c'est pareil, ça pisse le sang, mais c'est une éraflure superficielle. Vous avez eu de la chance qu'un morceau de verre ne pénètre pas dans la tempe, ni dans le globe oculaire. Ça aurait été une autre chanson. Faites voir vos mains.
_ Ça va, mes mains. C'est une blessure plus ancienne.
_ C'est peut-être une blessure plus ancienne, mais ça s'est rouvert. La droite, en tout cas. Votre pansement est plein de sang.
On lui prit la main et il sentit qu'on la débandait. Pendant ce temps, l'autre infirmier s'était enquis des mésaventures subies par Jean Luc et lui avait fait savoir que, du moment qu'il avait perdu connaissance, même quelques secondes, on allait l'hospitaliser aussi, pour examen. Le téléphone de l'appartement sonna.
_ C'est pour vous, inspecteurs. - assura Gallen, avant que quiconque n'eût décroché.
La sonnerie fut interrompue et le policier qui ne s'appelait pas Bob parla.
_ Allô... Oui... Mais, Capitaine... Oui, Capitaine, mais, quand même, il y a un mort... Je... Oui.... Bien, Capitaine. - Puis, sèchement - On s'en va.
_ Quoi? - fit Bob.
_ On s'en va. - répéta l'autre, plus sèchement encore. - Votre portefeuille, Monsieur.
Gallen supportait de garder les yeux ouverts, à présent. Il voyait son environnement comme à travers une vitre dépolie. Il rangea le portefeuille, que le policier lui avait posé dans la main gauche. Son portable sonna.
_ Excusez moi. Coup de fil personnel. - dit il en s'arrachant à l'infirmier, médusé, qui examinait sa main droite.
Il prit le couloir et entra dans l'atelier de Masson. Il referma la porte derrière lui. Alors seulement, il décrocha.
_ Vous pouvez parler librement? - demanda, sans préambule, la voix du général.
_ Oui, Monsieur.
_ Je vous écoute.
_ Vous vous souvenez de Mike Buller, Mon Général? Il a retrouvé ma trace, par hasard, et il est venu chez Masson, dans l'intention de me tuer. Il est mort. Son cadavre est dans l'appartement. Je vais devoir aller à l'hôpital, ainsi que Masson, bien que nous n'ayons rien de grave, ni l'un, ni l'autre. En partant, je laisserai la clef de l'appartement au voisin. Il n'y aura qu'à la lui réclamer de ma part. Ce n'est pas moi qui ai tué Buller. Une tierce personne est intervenue puis s'est éclipsée. Je n'ai pas pu l'identifier, car une blessure aux yeux m'avait provisoirement privé de la vue. Le seul témoin oculaire est le beau fils de Masson, mais ses déclarations ne sont pas cohérentes pour l'instant. Je n'ai pas encore eu le loisir de vraiment l'interroger. Je vais veiller à l'emmener avec nous à l'hôpital et je l'interrogerai aussitôt que possible. Je vous adresserai un compte rendu complet demain.
_ J'envoie quelqu'un.
_ Buller avait probablement posé des micros dans l'appartement. Ça n'a plus guère d'importance, mais le vérifier confortera la reconstitution des faits.
_ C'est noté. Et vous? Vous serez en état de poursuivre l'affaire Carter?
_ Je n'ai rien, Mon Général.
_ A demain, Frank.
_ A demain, Monsieur.

Ce ne fut que trois heures plus tard, que Gallen eut le loisir d'écouter Billy à son aise. Il avait retrouvé une vue normale mais, pour le repos de ses yeux, sa chambre d'hôpital avait été plongée dans la pénombre, volets descendus, rideaux tirés. Il était assis sur son lit, en pyjama réglementaire, et Billy sur une chaise. On était assez loin des conditions normales et idéales d'un interrogatoire, mais à la guerre comme à la guerre. Il commença par laisser parler le petit librement, sans l'interrompre, dut-il évoquer la présence du Père Noël ou du Petit Poucet, mais après avoir bien insisté sur la consigne de lui raconter tout, et tout dans l'ordre.

Le début du récit n'était guère sujet à caution. L'instituteur de Billy était malade. Cela Buller ne pouvait pas s'en être douté, même si il avait placé des micros dans l'appartement. On avait sonné, environ dix minutes avant l'arrivée de Gallen, soit vers quatorze heures vingt. Jean Luc était allé ouvrir et, comme d'habitude, sans d'abord s'enquérir de l'identité de son visiteur. Buller l'avait assommé d'un seul coup de poing. Gallen estima qu'une gifle aurait suffi. Il avait bouclé Jean Luc dans le placard, sans délai de réflexion. On pouvait en déduire qu'il avait repéré les lieux et élaboré son projet. C'eût été le contraire, qui aurait été étonnant. Jusque là, d'ailleurs, tout pourrait être corroboré par Masson. Buller avait attendu Gallen, bien entendu. A partir d'ici et jusqu'au moment où Gallen recevait le vinaigre dans les yeux, le récit de l'enfant était parfaitement conforme au déroulement des faits, tels que les avait vécus Gallen. Ensuite, Buller l'avait mis en joue et il s'apprêtait à tirer. Cela cadrait aussi bien avec l'enchaînement logiquement prévisible des événements, qu' avec le souvenir auditif du chien de l'arme se relevant.
Mais, à partir de là, l'histoire du garçon, tout en restant en accord avec la bande sonore dans la mémoire de Gallen, dérapait dans la plus pure fantaisie.

Le bras de Nowhere Man était apparu dans les airs, comme Billy l'avait déjà déclaré, sur place. Juste son bras et pas son corps. Ce bras avait donné un coup de poing à Buller qui ,de surprise ou sur le choc du coup, avait tiré une balle perdue.
_ Alors le méchant a regardé le bras avec des yeux tout ronds, tout étonnés. Et puis il a tiré plusieurs fois sur le bras. Mais le bras bougeait. Et en plus de bouger, il se déformait, comme... comme de la fumée... non plutôt comme de la guimauve, quand le monsieur de la fête foraine l'enroule autour du bâton, vous voyez? Et puis, en plus de bouger et en plus de se déformer, le bras disparaissait de l'arrière, jusqu'à ce qu'il reste presque juste la main, ou bien se rallongeait, jusqu'à l'épaule. Avec tout ça, ça fait qu'il l'a toujours raté. Le méchant, je veux dire, en lui tirant dessus. Et puis Nowhere Man est apparu, au bout de son bras, à peu près tout entier. Il était habillé comme dans ses bandes dessinées, vous voyez, avec ce truc noir, qui colle sur tout le corps. Un truc... comment dire?
_ Moulant?
_ Voilà, un truc noir moulant, sur tout le corps, et puis une grande capuche, qu'on voit pas son visage, et puis sa cape rouge. Tout comme dans ses BD, quoi. Alors, le méchant, il a dit "Bon Dieu! Qu'est-ce que tu es, toi?". Alors Nowhere Man, il a complètement disparu. Et puis, il est réapparu, derrière le méchant, mais juste le haut, pas les jambes. Et il était tordu, étiré, je peux pas le décrire. Et, de toutes ses forces, il a poussé le méchant, en tendant ses deux bras, qui se sont allongé à travers toute la cuisine, sur au moins trois mètres, et en se jetant tout entier en avant, avec son corps qui se déformait. Le méchant est allé se cogner dans le buffet et le buffet est tombé et le voisin a crié Qu'est-ce que c'est que tout ce bruit? Et le méchant s'est relevé. Il avait plus son pistolet. Nowhere Man s'est avancé vers lui. Il était tout entier, avec ses jambes et tout, et pas comme de la guimauve, comme quelqu'un de normal. Mais habillé en Nowhere Man. Et il a dit Arrête. Me touche pas. Et il a reculé et il s'est entravé contre la table, qui était par terre, et il est tombé en arrière et sa tête a cogné contre l'angle du buffet, derrière, en haut du cou, et il a plus rien dit et il a plus bougé. Nowhere Man a tourné la tête vers lui et puis il a tourné la tête vers moi et puis il a tourné la tête vers vous et puis il a disparu. Paf! Il était plus là. Alors, vous m'avez dit T'es là, Billy? Et j'ai dit Oui. Et je vous ai donné de l'eau, pour vos yeux. Et puis voilà.
_ Billy. Tu t'es mis à lire des comics. Bon. Très bien. Mais tu sais que ça n'existe pas, ce qu'il y a dedans. Superman, tout ça, c'est des histoires. Tu comprends bien ça?
_ Vous me prenez pour un débile, ou quoi?
_ Alors, tu sais que Nowhere Man, non plus, n'existe pas.
_ Oui. Mais sauf que je l'ai vu.
_ Tu as vu quelqu'un, oui. Mais ce n'était pas Nowhere Man.
_ Alors, par où il est parti?
C'était une bonne question. Il y avait le voisin, dehors, qui tambourinait contre la porte. Il faudrait vérifier si une fenêtre avait été trouvée ouverte. Interroger les passants, dehors. C'était un peu trop tard, pour cela. Si les flics avaient été plus coopératifs... Quoi qu'il en fût, Gallen n'avait entendu ni le bruit d'une fenêtre qu'on ouvrît, ni les pas de son mystérieux sauveur quittant la pièce.
_ Pour commencer, il est venu d'où?
_ Je vous l'ai dit. Son bras est apparu, au milieu de la cuisine.
_ Billy.
_ C'est parce que je suis petit. Si c'était un adulte, vous le croiriez.
_ Si un adulte me racontait cela, non seulement je ne le croirais pas, mais je le lui ferais comprendre avec beaucoup moins de douceur. On ne peut pas apparaître de nulle part. Et surtout pas en morceaux. Tu le sais très bien.
_ Si. Sauf que Nowhere Man, lui, i' peut.
_ Nowhere Man n'existe pas, Billy. Ça aussi tu le sais.
_ Il existe. Pas Superman, ni la Chose. Ni même les gens normaux, comme la famille Simpson ou Annie, Petite Orpheline. Mais Nowhere Man existe. Je l'ai rencontré.


extrait de "Le chat de Shrodinger et les voyageurs inaperçus"
© G.Courtial. Reproduction même partielle strictement interdite.